Indocti discant et ament meminisse periti.

L’excellent site-plateforme « L’air du bois » propose à qui en a le courage ou le souhait de participer à « constituer un catalogue d’ouvrages autour de la matière bois, du travail de celle-ci et des divers sujets qui l’entourent ». La liste actuelle est déjà bien fournie mais gagnera à se pourvoir de fiches d’ouvrages plus anciens, à fortiori parce qu’un nombre conséquent est déjà en ligne, et pas seulement sur Gallica.

Parti pour m’occuper de la fiche du Manuel du tourneur de Louis-Éloi Bergeron, j’y allais, aussi, de ma critique. Mais les machines ont parfois du bon pour, comme c’est le cas ici, nous rappeler de ne pas dépasser les limites. Mon bla-bla était trop long ; c’est donc au présent blog de prendre le relais... Sans doute est-ce même une bonne occasion pour inaugurer un style que je ne renie pas. Ici comme ailleurs, seul l’avenir en donnera, ou pas, la confirmation.

 


Manuel du tourneur — Louis-Éloi Bergeron.

 

Comme on chine dans n’importe quelle brocante, je fouine souvent sur un site (très connu...) de vente en ligne, entre particuliers (¬ laMauvaiseMoitié.com). C’est aussi un bon moyen de découvrir des ouvrages que l’on ne connaît pas ; et celui-ci, pour moi, en était. Seulement voilà : je doute assez fort que l’ouvrier apprenti puisse débourser 780 euros pour une édition originale qui, si elle semble dans un état remarquable, n’en reste pas moins plutôt à l’usage des bibliophiles qu’à l’utilisation ouvrière.

Une petite recherche rapide sur la toile m’apprit évidemment très vite que ce livre est une référence. Les éditions Vial ne s’y sont d’ailleurs pas trompées puisqu’elles rééditent cette somme sur le sujet, en 512 pages et sans doute extrêmement bien (je n’ai pas eu l’ouvrage entre les mains), comme on le suppose aisément pour cet éditeur de bonne réputation. Mais, là encore — et, tout de même, particulièrement pour cet éditeur-là — le prix est source de rafraîchissement (90 euros) ; j’ai donc poursuivi ma recherche internautique...

Louis-Éloi Bergeron est un auteur parfaitement inconnu au bataillon pour qui n’a pas creusé un peu... Le catalogue des auteurs de la BNF nous apprend qu’il s’agit, en réalité, d’un pseudonyme de Louis-Georges-Isaac Salivet (1737-1805). La source nous est donné venant d’un propos de Joseph-Marie Quérard (Les supercheries littéraires dévoilées [...], 1847) et d’une notice biographique de M. Salivet (en fait, un éloge funèbre) de Charles Dumont, parue dans le Magasin encyclopédique (1805, tome VI), et où le Manuel du tourneur est évoqué. Et c’est une fois instruit de la biographie de cet auteur, que l’on peut mesurer à quel point mêler le travail de l’Esprit qui spécule à celui de la Main qui opère, à ces époques anciennes beaucoup plus qu’à la nôtre, relevait plus d’un accomplissement humain que d’un penchant extraterrestre...

La première réédition du manuel est assurée onze ans après la mort de son auteur primaire par Pierre Hamelin qui, d’après ce qu’en dit la toile, semble être plus un « marchand-éditeur » (imprimeur ?) qu’un réel auteur. Mais on tombe des nues à lire l’adresse du premier éditeur rigoureusement identique à celle du second ! Ce Pierre Hamelin serait-il, alors, une anglicisation de Pierre Marteau (marteau se traduit en anglais par hammer) laissant le regard se négocier outre-Manche en empruntant la Flotte d’Angleterre ? Que l’auteur ait apprécié la discrétion de son vivant tombe sous le sens ; que ses successeurs la poursuive post mortem laisse inhaler des richesses qui surabondent les seuls sujets traités. Et que je te tourne des étoiles dans les polyèdres de Platon ; et que je te retourne, encore et par douzaines puisque c’est mieux, des colonnes de temples aux proportions choisies ! Et quelle foison de précessions de « notions élémentaires », dussent-elles patienter le second tome pour s’introduire ! C’est donc, certes, un « manuel du tourneur » ; mais, à moins d’en avoir la tête retournée, on est en droit de ne pas lui attribuer la pauvreté des derviches...

C’est cette seconde édition, fortement augmentée au pesé de celle de 1792-1796, qui fait aujourd’hui amplement référence. Elle a été réimprimée en fac-similé, à bas prix et ces dernières années, chez des éditeurs comme Inter-Livre ou Maxtor. Mais même d’occasion, ces dernières éditions sont vendues aujourd’hui une fortune. Le catalogue général de la BNF nous apprend encore que cette édition de 1816 a reçu un « Appendice au “Manuel du tourneur” » publié, lui, en 1842 (7 pages). De ce dernier, je n’ai trouvé nulle trace de numérisation sur le Web, pas plus que de réimpression plus tardive sur papier. Seul le tome second de l’édition de 1816 est actuellement disponible sur Gallica.

 

Mais l’excellent Internet Archive possède une numérisation de l’édition de cette année-là, en trois tomes distincts, sans oublier l’Atlas dont la lecture des tomes ne peut, évidemment, pas se passer.

Internet Archive offre encore une version de l’édition de 1792-1796 dans une numérisation de volumes reliés avec les Planches, en fin d’ouvrage.

C’est là une bonne occasion de se rendre compte des différences d’éditions par rapport à celle parue vingt ans plus tard.

Mais tout cela ne serait rien sans le toujours aussi extraordinaire apport que la Bibliothèque Nationale Suisse offre par les numérisations extrêmement qualitatives mises en ligne sur la toile. On l’a déjà vu par ailleurs pour Roubo, on le retrouve ici pour Bergeron.

 

Si les PDFs donnés à télécharger sont au moins aussi bons que ceux d’Internet Archive, cela n’est rien par rapport au saut qualitatif que l’on peut télécharger pour les Planches. En effet, « rara » laisse aujourd’hui en téléchargement direct ce que l’on appelle les images natives numérisées ; c’est une option récente, dont on peut profiter. Cela permet, donc, de rapatrier en un tournemain la totalité des Planches dans leur définition maximale, pour peu que l’on répertorie les numérisations de pages blanches pour les rejeter, tant elles ne sont pas utiles à l’honnête ouvrier. Cet inventaire peut très bien se faire dans un fichier de tableur (ODS) dont une partie peut être exportée comme fichier de commande Bash (Linux). Je me tiens, bien entendu, à disposition de qui le demandera, dans les commentaires de la présente page pour être plus explicite en ces matières quelque peu ordinantes...

La quatrième partie du tome premier contient un « Appendice » en répond de richesse de ce qui précède. À titre purement personnel je fus amusé par la figure 10 de la Planche 37 et, bien entendu, le texte qui s’y réfère. En effet, la scie décrite dans ce traité reprend, dès 1792, une description faite quatorze ans plus tôt, à la figure 1 de la Planche 129 du traité « L’Art du facteur d’orgues », figure qui répond elle-même au texte (écrit en fin de rédaction) de la « Table alphabétique des matières et des termes [...] » au mot « Clavier à la main ». On peut ici noter les améliorations techniques et autres modifications, principalement propres à installer cette scie sur un banc de tour, lui-même garant d’une certaine stabilité. La statique est importante quand on doit fortement branler du pied...

Cette Planche 37 de l’édition de 1816 est numérotée 18 (XVIII) dans l’édition de 1792. Le texte qui s’y réfère est naturellement composé différemment en matière de typographie et de mise en page. Mais plus encore ; ce sont les phrases-mêmes qui ont été réécrites. Illustration :

Dans le texte de 1792 :

« [...] cette ſcie eſt très-commode par elle-même pour refendre, ſans se fatiguer, des lames pour le placage & toutes autres pièces à toutes épaiſſeurs : nous allons ſuppoſer d’abord, qu’elle est montée ſur l’établi de Tour. »

devient, dans l’édition de 1816 :

« Cette scie, très-commode par elle-même pour refendre, sans se fatiguer, des lames pour le placage et toutes autres pièces à toutes épaisseurs, se monte sur l’établi du Tour, ou sur un établi particulier placé dans le laboratoire. »

Si l’importance de ce traité ne réside évidemment pas dans l’analyse épistémologique des éditions qui le compose, les soulignements qui précèdent me semblent illustrer assez bien le cheminement d’une pensée dont un auteur hérite. Nous avons une scie qui fut vu chez un facteur d’orgues (Lépine), décrite par un autre (Dom Bedos), reprise par un tourneur (Salivet alias Bergeron), dont le texte a été « remastérisé » par un possible marchand (Hamelin)... Cela n’enlève rien à la qualité (et la finalité) du texte ; quelle que soit son époque. Ça lui confère juste, et en démonstration, de notre point de vue de gens du xxie siècle, une analyse et une compréhension qu’aucun de ces auteurs n’avait sans doute. Et ceci nous permet, toujours, de pouvoir envisager d’aller plus loin qu’eux.

 

nani gigantum humeris insidentes

 

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