Orgues et facture d'orgues

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vendredi, 13 octobre, 2023

Ἀριθμόλόγία ; de Weingarten à Saint-Sulpice.

Même si ça n’est pas plus le cas aujourd’hui que ça ne l’a jamais été, à la fin de l’article 1259 de son traité (et la magnifique Planche 77 qui l’illustre et que tout le monde connaît), Dom Bédos décrit l’orgue de Weingarten comme un instrument de 66 jeux et 6666 tuyaux.

L’interprétation symboliste de ce nombre est fleurie sur le Web… On le lie à la flagellation du Christ, disant ici que c’est une « tradition monacale », ou laissant entendre là que c’est une « parabole », donc un possible écho au Texte Sacré ; ce qui relève, selon moi, du grand n’importe quoi. Le Moine, qui, lui, répond à l’honnêteté et l’éducation de son siècle, se fend, en début d’article, d’une note de bas de page pour expliquer que : 1), il n’est pas rentré dans l’instrument ; 2), la source des données qu’il publie est issue de la traduction de son poteau Karl-Joseph qui, pourtant bon teuton souabisant, ne factorise que le François. D’où l’on en déduit que le nombre des tuyaux est forcément pipé ; Anglois, quoi. Mais on s’en moque : 6666 tuyaux, 66 jeux, 6 fenêtres à éviter mécaniquement, c’est objectivement un peu olé-olé, mais symboliquement délicieusement trinitaire. On note quand même qu’on a évité de justesse la répétition par trois de six parce que là, sans la moindre spéculation webéïenne, c’est biblique-tout-plein et bestial à vous en dégoûter de la lecture, sinon de la simple approche.

Par ailleurs, je participe actuellement à peaufiner un peu la page Wikipedia dédiée à l’orgue de l’église de Saint-Sulpice de Paris. Mettre en place une composition dans une page Web ou une bibliographie, ce n’est pas juste pondre du code ; c’est aussi se plonger dans l’exercice des vérifications, des concordances de sources, de la méticuleuse ― et très obsessionnelle ― chasse à la moindre coquille. Le média Web m’a toujours fasciné sur ce point ; parce qu’il est toujours possible de corriger (dans la mesure où l’on en fasse aussi l’effort), il devient recevable de s’accorder l’erreur à soi-même pour avoir le pouvoir de la stopper là. Errare Humanum est ; perseverare Diabolicum. Ainsi, la précision devient possible, celle-là même qui ne nivelle pas par le bas en oubliant, par exemple, un chalumeau qui brûlera une charpente de 850 ans d’âge, parce-que-bon-ça-va (justement, pas du tout). Sur quelques publications faites par le site de l’AROSS il est employé la formule : « […] près de 7 000 tuyaux […] » pour désigner le nombre de tuyaux de cette merveille. Avant que je ne le corrige à la baisse, la page de Wikipedia prétendait d’ailleurs à une approximation de 7 300. Je me suis donc mis en quête de la précision et, ici, elle n’est pas simple. Parce que même si les tableurs aident, on peut encore faire des erreurs de lignes ou d’interprétation ; la relecture attentive s’impose donc ; avant toute démonstration.

 

Composition du grand orgue de l’église Saint-Sulpice de Paris.
― avec étendues individuelles des jeux ―

I – Grand-Chœur   II – Grand-Orgue   III – Positif
     
1 Salicional 8’ C1-G5 56 14 Montre 16’ C1-G5 56 27 Violon-Basse 16’ C1-G5 56
2 Octave 4’ C1-G5 56 15 Principal 16’ D3-G5 30 28 Quintaton 16’ C1-G5 56
3 Fourniture IV rangs C1-G5 224 16 Bourdon 16’ C1-G5 56 29 Salicional 8’ C1-G5 56
4 Plein-Jeu IV rangs C1-G5 224 17 Flûte conique 16’ D3-G5 30 30 Viole de Gambe 8’ C1-G5 56
5 Cymbale VI rangs C1-G5 336 18 Bourdon 8' C1-G5 56 31 Unda Maris 8’ C1-G5 56
6 Cornet V rangs D3-G5 150 19 Montre 8’ C1-G5 56 32 Quintaton 8 C1-G5 56
7 Clairon-Doublette 2’ C1-G5 56 20 Diapason 8’ C1-G5 56 33 Flûte traversière 8’ C1-G5 56
8 Bombarde 16’ C1-G5 56 21 Flûte Harmonique 8’ C1-G5 56 34 Flûte douce 4’ C1-G5 56
9 Basson 16’ C1-G5 56 22 Flûte Traversière 8’ C1-G5 56 35 Flûte octaviante 4’ C1-G5 56
10 1re Trompette 8’ C1-G5 56 23 Flûte à pavillon 8’ C1-G5 56 36 Dulciane 4’ C1-G5 56
11 2e Trompette 8’ C1-G5 56 24 Grosse Quinte 5’1/3 C1-G5 56 37 Quinte 2’2/3 C1-G5 56
12 Basson 8’ C1-G5 56 25 Prestant 4’ C1-G5 56 38 Doublette 2’ C1-G5 56
13 Clairon 4’ C1-G5 56 26 Doublette 2’ C1-G5 56 39 Tierce 1’3/5 C1-G5 56
    40 Larigot 1’1/3 C1-G5 56
13 jeux ; 28 rangs. Total : 1438 13 jeux ; 13 rangs. Total : 676 41 Piccolo 1’ C1-G5 56
    42 Plein-Jeu harmonique III-VI rangs C1-G5 264
IV – Récit Expressif V – Solo – Bombarde 43 Basson 16’ C1-G5 56
    44 Baryton 8’ C1-G5 56
47 Quintaton 16’ C1-G5 56 68 Bourdon 16’ C1-G5 56 45 Trompette 8’ C1-G5 56
48 Diapason 8’ C1-G5 56 69 Flûte conique 16’ C3-G5 32 46 Clairon 4’ C1-G5 56
49 Violoncelle 8’ C1-G5 56 70 Principal 8’ C1-G5 56  
50 Voix Céleste 8’ C2-G5 44 71 Bourdon 8’ C1-G5 56 20 jeux ; 25 rangs. Total : 1328
51 Bourdon 8’ C1-G5 56 72 Flûte harmonique 8’ C1-G5 56  
52 Prestant 4’ C1-G5 56 73 Violoncelle 8’ C1-G5 56 VI – Pédale
53 Doublette 2’ C1-G5 56 74 Gambe 8’ C1-G5 56  
54 Fourniture V rangs C1-G5 280 75 Kéraulophone 8’ C1-G5 56 89 Principal-Basse 32’ C1-F3 30
55 Cymbale IV rangs C1-G5 224 76 Prestant 4’ C1-G5 56 90 Principal 16’ C1-F3 30
56 Basson-Hautbois 8’ C1-G5 56 77 Flûte octaviante 4’ C1-G5 56 91 Contrebasse 16’ C1-F3 30
57 Cromorne 8’ C1-G5 56 78 Trompette harmonique (en chamade) 8’ C1-G5 56 92 Soubasse 16’ C1-F3 30
58 Voix Humaine 8’ C1-G5 56 79 Octave 4’ C1-G5 56 93 Violoncelle 8’ C1-F3 30
59 Flûte harmonique 8’ C1-G5 56 80 Grosse Quinte 5’1/3 C1-G5 56 94 Principal 8’ C1-F3 30
60 Flûte octaviante 4’ C1-G5 56 81 Grosse Tierce 3’1/5 C1-G5 56 95 Flûte 8’ C1-F3 30
61 Dulciane 4’ C1-G5 56 82 Quinte 2’2/3 C1-G5 56 96 Flûte 4’ C1-F3 30
62 Nasard 2’2/3 C1-G5 56 83 Septième 2’2/7 C1-G5 56 97 Contre-Bombarde 32’ C1-F3 30
63 Octavin 2’ C1-G5 56 84 Octavin 2’ C1-G5 56 98 Bombarde 16’ C1-F3 30
64 Cornet V rangs C3-G5 160 85 Cornet V rangs C3-G5 160 99 Basson 16’ C1-F3 30
65 Bombarde 16’ C1-G5 56 86 Bombarde 16’ C1-G5 56 100 Trompette 8’ C1-F3 30
66 Trompette 8’ C1-G5 56 87 Trompette 8’ C1-G5 56 101 Ophicléide 8’ C1-F3 30
67 Clairon 4’ C1-G5 56 88 Clairon 4’ C1-G5 56 102 Clairon 4’ C1-F3 30
     
21 jeux ; 32 rangs. Total : 1660 21 jeux ; 25 rangs. Total : 1256 14 jeux ; 14 rangs. Total : 420

En observant les lignes surlignées de la composition qui précède on constate aisément que seuls treize jeux ne suivent pas la « norme » du nombre de notes du plan sonore qui les héberge ; c’est donc sur eux qu’il convient de s’attarder. Sur les six mixtures que comporte cet orgue, seul le Plein-Jeu Harmonique III-VI du Positif impose de connaître sa composition pour en déduire son nombre de tuyaux. Pour les cinq autres, il suffit de multiplier le nombre de notes du clavier (56) par leur nombre de rangs respectifs. Il en va de même pour les Cornets qui, ont toujours « V » rangs, bien qu’un nombre variable de notes selon le plan sonore qu’ils occupent. Ce nombre de notes, justement, nous est donné dans la page « Fonctionnement de la console » du site Web de l’AROSS.

  • La note numérotée 23 nous apprend que le Cornet V du Grand Chœur commence au troisième  ; il fait donc 30 notes et 150 tuyaux.
  • La note numérotée 15 nous apprend que le Principal 16’ du Grand Orgue commence au troisième  ; il fait donc 30 notes et 30 tuyaux.
  • La note numérotée 14 nous apprend que la Flûte cônique 16’ du Grand Orgue commence au troisième  ; elle fait donc 30 notes et 30 tuyaux.
  • La note numérotée 5 nous apprend que la Voix Céleste 8’ du Récit Expressif commence au deuxième Do ; elle fait donc 44 notes et 44 tuyaux.
  • La note numérotée 23 nous apprend que le Cornet V du Récit Expressif commence au troisième Do ; il fait donc 32 notes et 160 tuyaux.
  • La note numérotée 10 nous apprend que la Flûte Cônique 16’ du Solo Bombarde commence au troisième Do ; même s’il est acquis que ses deux premières octaves sont communes avec le Bourdon 16’, elle fait donc 32 notes et 32 tuyaux.
  • La note numérotée 9 nous apprend que le Cornet V du Solo Bombarde commence au troisième Do ; il fait donc 32 notes et 160 tuyaux.

Le site Web de l’AROSS fournit aussi les « Composition[s] des mixtures ». Établir leur débit précis est intéressant pour en mieux voir leur plan, mais c’est évidemment la mixture du Positif sur laquelle notre intérêt comptable du moment se porte puisque son nombre de tuyaux n’est pas égal d’un rang à l’autre1. Dans tous les cas, mon utilitaire de débit de plein jeu se rend ici utile :

I – Grand-Chœur

III – Positif

IV – Récit Expressif

Ces précisions sur les « exceptions » éclaircies, sachant qu’en dehors de ces 13 jeux pointés ci-dessus, le nombre de tuyaux par jeu des 89 restants répond encore au nombre de notes de leur plan sonore respectif (56 notes aux claviers, 30 à la pédale), nous voila donc capables de faire un petit récapitulatif :

  • I – Grand-Chœur : 1438 tuyaux.
  • II – Grand-Orgue : 676 tuyaux.
  • III – Positif : 1328 tuyaux.
  • IV – Récit Expressif : 1660 tuyaux.
  • V – Solo – Bombarde : 1256 tuyaux.
  • VI – Pédale : 420 tuyaux.

Et 1438 + 676 + 1328 + 1660 + 1256 + 420, cela fait 6778 tuyaux au total.

Il est tout à fait acquis que ce nombre comprend l’ajout que la « Société Cavaillé-Coll » a fait des deux jeux de Principal 16’ et Principal 8’ à la Pédale, soit deux fois 30 tuyaux. Mais tout de même… Soustraire à ce nombre contemporain de tuyaux, deux jeux « normaux » de 56 notes, pour, symboliquement, revenir aux cent jeux d’origine, soit 6778 - 112, et l’on tombe alors sur … 6666 tuyaux.

En 1849, on le sait, Marie-Pierre Hamel (1786-1879) a la bonne idée de faire une refonte de l’ouvrage du bénédictin Mauriste. Outre le texte, très augmenté et remanié, les Figures des Planches sont toutes redessinées ; et l’on habille les personnages sans les encombrer de culottes puisqu’aussi-bien la Révolution en a fait passer la mode. Ainsi, chez Hamel (et encore Guédon en 1903), deux Planches représentatives de buffets se côtoient de si près que la numérotée 34 est celle de Weingarten quand la suivante 35 n’est autre que … Saint-Sulpice. Tout ceci n’est évidemment qu’un pur hasard (de l’arabe, « حظ », chance). Mais un hasard qui, en amateur, aura suffisamment aimé, qu’il en aura, cette fois, oublié de compter.

« ΠΡΟΦΑΝΩΣ » !

 

 

A. Cavaillé-Coll & Cie.

 

 

1  La composition de ce Plein-Jeu harmonique III-VI est au demeurant si simple qu’il est aisé de passer par la formule suivante pour en comptabiliser son nombre total de tuyaux :
(56 × 3) + (56 - 12) + (56 - 24) + (56 – 36) = 168 + 44 + 32 + 20 = 264.